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Oh, comme l’histoire
se répète : La Poubelle était de nouveau en train de rôtir vivant dans la
poêle du diable – mais il ne pouvait pas compter cette fois sur les fraîches
fontaines de Cibola pour le soutenir dans cette épreuve.
Je l’ai bien mérité, je n’ai
que ce que je mérite.
Sa peau avait brûlé, pelé, brûlé,
pelé encore, et finalement noirci au lieu de bronzer. Il était la démonstration
ambulante qu’un homme finit toujours par ressembler à ce qu’il est. La Poubelle
avait l’air de quelqu’un que l’on a arrosé de kérosène numéro 2 avant d’approcher
une allumette. Le bleu de ses yeux avait déteint à la lumière éblouissante du
désert et, quand on les regardait, on avait l’impression de se pencher au bord
d’étranges trous extradimensionnels. Il s’était habillé en une bizarre imitation
de l’homme noir-chemise à carreaux rouge à col ouvert, jeans délavé, bottes de
désert éraflées, écrasées, déformées. Mais il avait jeté son amulette noire. Il
ne méritait pas de la porter. Il avait montré qu’il n’en était pas digne. Et, comme
tous les démons imparfaits, il avait été rejeté.
Il s’arrêta sous le soleil de
plomb et s’essuya le front avec une main décharnée qui tremblait de fatigue. Il
était né pour ce lieu, pour cette heure – toute sa vie n’avait fait que le
préparer à cet instant. Il avait franchi les corridors torrides de l’enfer pour
y parvenir. Il avait enduré le shérif qui avait tué son père, il avait enduré l’asile
de Terre-Haute, il avait enduré Carley Yates. Puis, après cette vie étrange et
solitaire, il s’était fait des amis. Lloyd. Ken. Whitney Hogan.
Et il avait tout foutu en l’air, bordel !
Il méritait de brûler ici dans la poêle à frire du diable. Pouvait-il se
racheter ? L’homme noir le savait peut-être. Pas La Poubelle.
Il se souvenait à peine de ce qui
était arrivé – peut-être parce que son esprit torturé ne voulait pas se
souvenir. Il était resté plus d’une semaine dans le désert avant son retour
désastreux à Indian Springs. Un scorpion l’avait piqué à l’index de la main
gauche (son gratte-con, comme aurait dit Carley Yates célèbre pour sa vulgarité
dans les salles de billard de Powtanville), et sa main avait gonflé comme un
gant de caoutchouc rempli d’eau. Un feu qui n’était pas de cette terre avait
embrasé sa tête. Et pourtant, il avait continué.
Il était finalement revenu à
Indian Springs, encore persuadé de n’être que le fruit de l’imagination d’une personne
qu’il ne connaissait pas. On avait bavardé agréablement tandis que les
camarades examinaient ses trouvailles – amorces incendiaires, mines terrestres
et autres bricoles. Et La Poubelle avait recommencé à se sentir bien, pour la
première fois depuis que le scorpion l’avait piqué.
Puis, sans avertissement, le
temps avait comme dérapé et il s’était retrouvé à Powtanville. Quelqu’un avait
dit : « Ceux qui jouent avec le feu font pipi au lit, La Poubelle. »
Il avait levé les yeux, s’attendant à voir Billy Jamieson, mais ce n’était pas
Bill, c’était Rich Groudemore de Powtanville qui souriait en se curant les
dents avec une allumette, les doigts noirs de graisse. Rich travaillait au
Texaco du coin et il venait toujours jouer une petite partie de billard à l’heure
du déjeuner. Et quelqu’un d’autre avait dit : « Planque ton allumette,
Richie, La Poubelle est revenu. » On aurait dit Steve Tobin, au début, mais
ce n’était pas Steve. C’était Carley Yates dans son vieux blouson de cuir râpé.
Avec une horreur grandissante, il avait vu qu’ils étaient tous là, cadavres
indociles revenus à la vie. Richie Groudemore et Carley, Norm Morrissette et
Hatch Cunningham, celui qui était déjà presque chauve à dix-huit ans, celui que
les autres appelaient Hatch Cunnilingus.
Ils se moquaient de lui. Tout
revenait en vrac, torrent boueux et violent, à travers le brouillard fiévreux
des années. Hé, La Poubelle, pourquoi t’as pas foutu le feu à L’ÉCOLE ?
Hé, La Poubelle, tu t’es pas encore brûlé la bite ? Hé, La Poubelle c’est
vrai que tu sniffes de l’essence à briquet Ronson ?
Et puis, Carley Yates : Hé,
la Poubelle, qu’est-ce qu’elle a dit la vieille Semple quand t’as brûlé son
chèque de pension ?
Il avait essayé de hurler, mais
le seul son qui était sorti de sa bouche avait été un murmure : « Me
parlez plus du chèque de pension de la vieille Semple. » Et il était parti
en courant.
Le reste s’était déroulé comme
dans un rêve. Aller chercher les amorces incendiaires, les flanquer sous les
camions-citernes. Ses mains avaient travaillé toutes seules. Son esprit était
ailleurs, emporté dans un tourbillon confus. On l’avait vu aller et venir entre
le garage et son tout-terrain. Certains l’avaient salué de la main, mais
personne n’était venu lui demander ce qu’il était en train de faire. Après tout,
il portait au cou le porte-bonheur de Flagg.
La Poubelle avait fait son
travail en pensant à Terre-Haute.
À Terre-Haute, ils le faisaient
mordre dans un machin de caoutchouc lorsqu’ils lui donnaient des électrochocs, et
l’homme qui tripotait les boutons ressemblait parfois au shérif qui avait tué
son père, parfois à Carley Yates, parfois à Hatch Cunnilingus. Et chaque fois, il
se promettait hystériquement de ne pas faire pipi dans son pantalon. Et chaque
fois, il faisait pipi.
Les camions-citernes prêts, il s’était
rendu dans le hangar suivant pour s’occuper des hélicoptères. Par amour du
travail bien fait, il avait décidé de bricoler des détonateurs à retardement. Il
était donc allé à la popote où il avait trouvé plus d’une douzaine de ces
minuteries de plastique. En vente dans tous les bazars. Vous les réglez à
quinze ou trente minutes et, quand le bouton revient à zéro, ding, c’est
l’heure de sortir la tarte du four. Mais au lieu du ding, s’était dit La
Poubelle, cette fois ce serait bang ! L’idée l’amusait. Oui, très
drôle. Si Carley Yates ou Rich Groudemore essayait de partir avec un de ces hélicoptères,
ils allaient avoir une belle grosse surprise. La Poubelle avait simplement
branché les minuteries sur les circuits d’allumage des hélicoptères.
Quand ce fut fait, il avait
retrouvé sa tête quelques instants. Le moment du choix. Étonné, il avait regardé
les hélicoptères garés dans le hangar, puis ses mains. Elles sentaient la
poudre. Mais on n’était pas à Powtanville ici. Il n’y avait pas d’hélicoptères
à Powtanville. Le soleil de l’Indiana ne brillait pas avec autant de sauvagerie
qu’ici. Il était au Nevada. Carley et ses copains de la salle de billard
étaient morts. Morts de la super-grippe.
La Poubelle avait fait demi-tour
pour aller voir ce qu’il avait fait. Il n’en crut pas ses yeux. Quoi ? Il
était en train de saboter le matériel de l’homme noir ? C’était idiot, complètement
fou. Il allait tout défaire, et vite.
Oh, mais ces si jolies explosions.
Ces jolis feux.
Du kérosène en flammes giclant un
peu partout. Des hélicoptères explosant en plein vol. Quelle beauté.
Et il avait soudain rejeté sa
nouvelle vie. Il était revenu au petit trot à son tout-terrain, un sourire
furtif sur son visage brûlé par le soleil. Il s’était glissé à l’intérieur et il
était parti… mais pas trop loin. Il avait attendu, et finalement un
camion-citerne était sorti du garage, s’avançant pesamment sur la piste comme
un gros scarabée kaki. Et lorsqu’il avait sauté, lançant ses flammes grasses
dans toutes les directions, La Poubelle avait laissé tomber ses jumelles, s’était
mis à hurler au ciel, agitant ses poings dans un geste de jubilation démente. Mais
la joie n’avait pas duré longtemps, bientôt remplacée par une terreur mortelle,
puis par un chagrin sans nom.
Il avait roulé dans le désert en
direction du nord-ouest, poussant son tout-terrain à des vitesses presque
suicidaires. Quand ? Il ne s’en souvenait plus. Si on lui avait dit que c’était
le 16 septembre, il se serait contenté de hocher la tête sans rien comprendre.
Il eut l’idée de se tuer, puisqu’il
ne lui restait plus rien, que tout le monde était contre lui, que c’était dans
l’ordre des choses. Quand tu mords la main qui te nourrit, tu peux t’attendre à
ce que la main ouverte se referme en un poing vengeur. Ce n’était pas seulement
la vie ; c’était aussi la justice. Il avait trois jerricanes d’essence à l’arrière
de son tout-terrain. Il allait s’inonder d’essence, puis frotter une allumette.
Oui, il le méritait.
Mais il ne l’avait pas fait. Sans
savoir pourquoi. Une force, plus puissante que l’agonie de son remords et de sa
solitude, l’avait arrêté. Il s’était dit que s’immoler par le feu comme un
moine bouddhiste n’était pas une peine suffisante. Il avait dormi. Et, lorsqu’il
s’était réveillé, il avait découvert qu’une nouvelle idée s’était glissée dans
son cerveau pendant son sommeil, et cette idée était celle-ci :
RÉDEMPTION
Était-elle possible ? Il n’en
savait rien… Mais s’il trouvait quelque chose… quelque chose de gros… et
s’il ramenait cette chose à l’homme noir, à Las Vegas, serait-elle alors
possible ? Et même si la RÉDEMPTION était impossible, peut-être la RÉMISSION ne le serait-elle pas. Si c’était vrai, il y avait encore une chance qu’il
puisse mourir heureux.
Mais quoi ? Quoi ? Qu’est-ce
qu’il pourrait trouver d’assez gros pour la RÉDEMPTION, ou même pour la RÉMISSION ?
Des mines terrestres ? Un lance-flammes autotracté ? Des grenades ?
Des armes automatiques ? Non, rien de tout cela n’était assez gros. Il
savait où se trouvaient deux gros bombardiers expérimentaux (construits sans l’autorisation
du Congrès, payés avec les fonds secrets de la Défense), mais il ne pouvait les
ramener à Las Vegas et, même s’il l’avait pu, personne là-bas n’aurait su les
piloter. Il leur fallait un équipage d’au moins dix hommes, peut-être davantage.
Il était comme un viseur
infrarouge qui détecte la chaleur dans l’obscurité et représente les sources de
chaleur comme de vagues formes rougeâtres et fantomatiques. Sans qu’il sache
comment, il était capable de détecter ces choses qu’on avait abandonnées dans
ce vaste dépotoir où tant de projets militaires s’étaient déroulés. Il aurait
pu aller tout droit vers l’ouest, tout droit vers le Projet Bleu où tout avait
commencé. Mais la maladie froide n’était pas de son goût et, dans son esprit
troublé mais pas totalement illogique, il pensa qu’elle ne serait pas non plus
du goût de Flagg. La maladie ne se souciait pas de qui elle tuait. Peut-être
aurait-il été préférable pour la race humaine que ceux qui avaient financé le
Projet Bleu gardent ce simple fait à l’esprit.
Il était donc allé au nord-ouest
d’Indian Springs, dans les sables désolés du périmètre de la base aérienne de
Nellis, arrêtant son tout-terrain lorsqu’il lui fallait cisailler une haute
clôture de fils de fer barbelés : PROPRIÉTÉ DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL ;
DÉFENSE D’ENTRER ; SENTINELLES ARMÉES ; CHIENS DE GARDE ; HAUTE
TENSION. Mais il n’y avait plus d’électricité, plus de chiens de garde, plus de
sentinelles armées, et La Poubelle poursuivait sa route, corrigeant son cap de
temps en temps. Il était attiré, attiré vers quelque chose. Il ne savait pas ce
que c’était mais il pensait que c’était gros. Suffisamment gros.
Les pneus ballons Goodyear du
véhicule tout-terrain avançaient patiemment, traversant des cours d’eau
asséchés, escaladant des pentes si rocailleuses qu’elles ressemblaient à l’épine
dorsale à moitié dénudée d’un stégosaure. L’air était sec. Pas un souffle de
vent. La température était stable à un peu plus de 38 degrés. Le seul bruit
était le ronronnement du moteur, un Studebaker modifié.
La Poubelle arriva en haut d’une
butte, vit quelque chose devant lui et se mit au point mort pour mieux regarder.
Un complexe de bâtiments s’étendait
en bas de la colline, brillants comme du mercure dans la chaleur qui montait. Hangars
de tôle, bungalows préfabriqués. Des véhicules immobiles çà et là dans les rues
poussiéreuses. Tout le secteur était entouré de trois clôtures de fils de fer
barbelés. Et les fils étaient montés sur des isolateurs de porcelaine. Pas ces
petits isolateurs dont on se sert quand le fil n’est là que pour vous donner un
bon picotement ; des isolateurs géants, de la taille d’un poing.
À l’est, une route à deux voies
menait à un poste de garde qui ressemblait à un blockhaus. Pas de mignonnes
pancartes ici, dans le genre : VEUILLEZ REMETTRE VOTRE APPAREIL PHOTO AU
GARDE DE SERVICE OU : SI VOUS AVEZ AIMÉ VOTRE VISITE, DITES-LE À VOTRE
DÉPUTÉ. La seule pancarte était rouge sur fond jaune, les couleurs du danger. Le
texte était bref et ne prêtait pas à équivoque : PRÉSENTEZ IMMÉDIATEMENT
VOTRE LAISSEZ-PASSER.
– Merci, murmura La Poubelle,
sans savoir qui il remerciait. Oh, merci… merci.
Son étrange instinct l’avait
conduit jusqu’ici, mais il avait toujours su que cette chose était là, quelque
part.
Il repartit et le tout-terrain
commença à descendre pesamment la côte. Dix minutes plus tard, il montait la
route qui conduisait au poste de garde. Devant lui, la voie était fermée par
une barrière anti-crash à chevrons noirs et blancs. La Poubelle descendit de
son véhicule. Les bases de ce genre ont toujours des groupes électrogènes de
secours. Peu probable qu’un groupe ait continué à tourner pendant trois mois
mais il allait quand même falloir faire très attention avant d’entrer. Ce qu’il
voulait était à portée de la main. Pas de précipitation maintenant, au risque
de cuire comme un rôti dans un four à micro-ondes.
Derrière une glace à l’épreuve
des balles épaisse de quinze centimètres, une momie en uniforme de l’armée
regardait dans le vide.
La Poubelle se glissa sous la barrière
et s’approcha de la porte du poste de garde. Elle s’ouvrit. Parfait. Quand une
installation comme celle-là passe sur l’alimentation électrique de secours, en
principe tout se ferme automatiquement. Si vous étiez en train de couler un bronze,
vous restiez enfermé aux chiottes jusqu’à ce que la crise soit terminée. Mais, si
l’alimentation de secours tombait en panne, tout se déverrouillait.
Le cadavre de la sentinelle
dégageait une odeur intéressante, chaude et douce, comme du sucre que l’on
ferait caraméliser avec de la cannelle. Il n’avait pas gonflé, il n’avait pas
pourri ; il avait simplement séché. On voyait encore des taches noires
sous son menton, marque déposée de l’Étrangleuse. Appuyé dans un coin, un fusil
automatique Browning. La Poubelle le prit et ressortit.
Il régla son arme au coup par
coup, tripota un peu la mire, puis cala la crosse dans le creux de son épaule
droite squelettique. Il visa un isolateur de porcelaine et appuya sur la
détente. Un claquement sec, une bouffée excitante de cordite. L’isolateur vola
en éclats, mais il n’y eut pas cette étincelle violette qui indique la présence
d’un courant haute tension. La Poubelle sourit.
Il s’avança en fredonnant vers la
grille et l’examina. Comme la porte du poste de garde, elle n’était pas
verrouillée. Il l’entrouvrit, puis s’accroupit. Il y avait une mine ici, sous l’asphalte.
Comment le savait-il, il n’aurait pu le dire, mais il en était sûr. Peut-être
armée ; peut-être pas.
Il revint à son véhicule et
bouscula les barrières qui s’écrasèrent sous les gros pneus ballons. Le soleil
du désert tapait dur. Les yeux étranges de La Poubelle brillaient de bonheur. Devant
la grille, il descendit du tout-terrain qu’il laissa en marche avant. Privé de
conducteur, l’engin continua sur sa lancée et acheva d’ouvrir la grille. La
Poubelle s’était réfugié dans le poste de garde.
Il avait fermé les yeux, très
fort, mais il n’y eut pas d’explosion. Splendide. Tout était neutralisé. Le
système de secours avait dû fonctionner un mois peut-être deux, mais finalement
il était mort – sans doute la chaleur et le manque d’entretien. Il fallait
quand même faire attention.
Son tout-terrain continuait à
avancer paisiblement vers un grand hangar de tôle ondulée. La Poubelle courut
derrière lui et le rattrapa au moment où il grimpait sur le trottoir d’une rue
qu’un panneau disait être la rue Illinois. Point mort. Le véhicule s’arrêta. La
Poubelle monta dans la cabine, passa en marche arrière et s’immobilisa devant l’entrée
du hangar.
C’était en fait un dortoir. Plongé
dans l’obscurité, il sentait lui aussi le sucre et la cannelle. Une
cinquantaine de lits, une vingtaine de cadavres. La Poubelle avançait au milieu
de l’allée, se demandant où il se dirigeait. Il n’y avait rien pour lui par ici.
Ces hommes avaient été des armes, d’une certaine manière, mais la grippe les
avait neutralisés.
Quelque chose tout au fond du
hangar retint cependant son attention. Une affiche. Il s’approcha pour la
regarder. Il faisait si chaud ici qu’il en avait mal à la tête. Mais lorsqu’il
arriva devant l’affiche, son visage s’illumina. Non, il ne s’était pas trompé. Quelque
part sur cette base se trouvait ce qu’il cherchait.
L’affiche était un dessin
humoristique représentant un homme en train de prendre une douche. Il se
savonnait vigoureusement les parties génitales, presque entièrement cachées par
les bulles. N’OUBLIEZ PAS VOTRE DOUCHE QUOTIDIENNE ! UNE QUESTION DE
SÉCURITÉ ! proclamait la légende.
Au-dessous, un symbole jaune et
noir… trois triangles se rejoignant par leurs sommets.
Le symbole des radiations
atomiques.
La Poubelle se mit à rire comme
un petit enfant, battant des mains dans le silence.